
Le 21 janvier 2025, l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) et l’Organisation météorologique mondiale (OMM) ont procédé au lancement officiel de l’Année internationale de la préservation des glaciers. L’occasion de rappeler que ces châteaux d’eau du monde fondent à une vitesse inédite, bouleversant des équilibres physiques et des vies humaines… Mais aussi, l’occasion de découvrir, là où la glace se retire, des écosystèmes inattendus, témoignant à la fois de la fragilité et de l’ingéniosité du vivant.
Des géants qui s’effacent
Ils ont façonné nos montagnes, sculpté nos vallées, et longtemps nourri l’imaginaire d’une nature immuable. Ces colosses de glace – qui stockent près de 70 % de l’eau douce mondiale (Gleick, 1996 ; Abram et al., 2019) – assurent la régulation hydraulique de régions entières. Plus de deux milliards de personnes dépendent directement de l’eau provenant de leurs fontes saisonnières (ONU, 2025).
Pourtant, les glaciers et leurs neiges n’ont aujourd’hui d’éternel que le nom : depuis plusieurs décennies, leur déclin s’accélère. L’année 2023 a enregistré la plus grande perte de masse glaciaire depuis 50 ans (Dussaillant et al., 2025). La disparition progressive de ces réservoirs pose une menace majeure : celle d’un futur où l’approvisionnement en eau devient incertain, et où l’équilibre des systèmes climatiques, hydrologiques et biologiques est bouleversé.
On pourrait continuer de dresser la liste des mauvaises nouvelles (et elle est longue), et s’arrêter sur cette image glaçante (c’est le cas de le dire). Pourtant, au CREA Mont-Blanc, une conviction demeure : même au cœur de l’urgence, le vivant continue d’émerveiller.
Quand la glace recule, la vie s’avance
Les marges glaciaires, ces zones libérées par le retrait de la glace, ne sont pas des déserts biologiques ; elles sont au contraire le théâtre de véritables successions écologiques, où la vie s’installe, s’essaye et se réinvente. Un monde opportuniste qui transforme des terrains nus – encore instables, froids, et stériles en apparence – en habitats où germe un nouveau cycle.
Le 06 novembre dernier, nous recevions Brad Carlson pour un apéro science sur les marges glaciaires. Brad nous a partagé avec rigueur et émotion les résultats d’un travail de recherche mené en collaboration avec Arthur Bayle et Philippe Choler, entre autres, qui est paru dans la revue Biogeoscience en 2023 (Bayle et al., 2023). Dans cet article, Brad et ses collègues ont étudié huit marges glaciaires avec une idée en tête : peut-on définir une dynamique générale de recolonisation végétale après la fonte des glaciers ?
Plus spécifiquement, ils se sont demandé :
- Est-ce que le temps entre la fonte de la glace et l’arrivée des plantes varie entre sites ?
- Quelle est l’identité des plantes pionnières ? S’agit-il
toujours des mêmes espèces, indépendamment des sites ? - Une fois la végétation établie, comment évolue-t-elle au cours du temps ? Quels sont les facteurs environnementaux qui expliquent quelles espèces s’installent ?
Huit glaciers, huit histoires
Les huit marges glaciaires qui ont été étudiées sont le Glacier Blanc, le Tour, les Pèlerins, Saint-Sorlin, Orny, Gébroulaz, Lavassey et Lauson.
Pour répondre à ces questions, il a fallu récolter diverses données, comprenant à la fois des relevés de végétation sur le terrain, mais aussi des images satellites.
Ces types de données sont complémentaires : les données de terrain permettent d’identifier les espèces présentes, d’en mesurer la hauteur, et d’établir le pourcentage de recouvrement avec une certaine précision. En revanche, cela nécessite de gros efforts de terrain (physique, coûteux) et reste assez limité au niveau de l’abondance des données, notamment dans le temps.
C’est pourquoi l’imagerie satellite est un bon moyen pour compléter : ces données sont certes moins précises, mais elles donnent accès à une grande quantité d’information et permettent aussi de remonter dans le temps. En effet, dans le travail que Brad nous a présenté, les données issues d’imagerie satellite remontent à 1984. Les auteurs ont ainsi pu avoir accès aux dates de déglaciation, au temps entre la fonte des glaces et le début de la colonisation végétale, ainsi qu’au taux de croissance des plantes.
Des trajectoires sans règle
Brad nous a expliqué que chaque marge glaciaire avait une trajectoire assez différente et spécifique.
Temps entre déglaciation et colonisation
Tout d’abord, les temps moyens entre déglaciation et colonisation végétale sont très variables d’un glacier à l’autre : 10 ans pour les plus rapides (par exemple au Glacier Blanc), 25 ans pour d’autres (par exemple au glacier d’Orny, en Suisse), voire même aucune colonisation végétale (c’était le cas du glacier de Lauson, en Italie). Il n’y a donc pas de règle générale quant à l’arrivée de la végétation, mais cela est très probablement lié aux spécificités des conditions environnementales locales (altitude, exposition par exemple).
Espèces pionnières et évolution des écosystèmes
De plus, on aurait pu s’attendre à ce que les premières espèces observées au début de la colonisation soient les mêmes partout : des espèces dites pionnières, souvent très tolérantes au stress (car elles se développent dans des milieux nouveaux, assez instables), et présentant une croissance rapide ainsi qu’une capacité à se disperser très loin. Et pourtant… ce n’est pas ce qui a été observé ! D’une manière assez surprenante, Brad et ses collègues ont relevé une grande diversité d’espèces au début de la recolonisation : des mélèzes comme des espèces typiquement alpines (comme l’androsace de Saussure par exemple), en passant par des arbustes comme l’airelle bleu ou le saule helvétique.
Après implantation de ces premières espèces, on observe dans tous les glaciers une arrivée progressive d’autres espèces : plutôt qu’un remplacement progressif, il y a une accumulation d’espèces, en tout cas pendant les premières décennies après la déglaciation. C’est pourquoi on considère ces milieux comme les plus dynamiques des Alpes : ça bouge en permanence ! Mais ici encore, pas de règle générale dans les espèces qui s’installent.
Ce constat est particulièrement surprenant car de nombreuses études (par exemple Connell & Slatyer, 1977 ; Huston & Smith, 1987 ; Horn, 1974) ont depuis longtemps montré qu’on pouvait habituellement établir des règles générales concernant les successions dans des endroits vierges (d’abord des mousses, puis une strate herbacée, puis une strate arbustive, et enfin une strate arborée). Alors comment expliquer une telle variabilité dans ces zones glaciaires ? Mais aussi, comment prédire ce qu’il peut se passer dans d’autres glaciers ? Car pouvoir prédire c’est aussi la première étape pour mettre en place des stratégies de protection efficaces.
Facteurs environnementaux
Face à cette grande variabilité, les chercheurs et chercheuses se sont intéressés aux facteurs environnementaux qui pourraient expliquer ce que l’on observe : quel est le rôle de la végétation environnante ? Quel est le rôle de la quantité d’eau de ruissellement ou encore de la sensibilité à l’érosion ? Les résultats montrent que l’énergie disponible pour les plantes (autrement dit, la quantité de chaleur et de lumière nécessaire à leur croissance), ainsi que la végétation environnante sont les facteurs qui expliquent le mieux les indicateurs de recolonisation (la vitesse de colonisation, l’identité des pionniers et les trajectoires de croissance). Cette étude suggère donc que les premières étapes de la recolonisation végétale dans les marges glaciaires des Alpes européennes dépendent fortement du contexte environnemental local, et sont moins figées que ne le suggéraient les études précédentes. Cette lecture plus fine des changements en cours et à venir est une très bonne nouvelle pour l’étude et la prédiction pour d’autres marges glaciaires (et in fine pour leur protection) !
Changer de regard

Saxifrage à feuilles opposées (Saxifraga oppositifolia) au Refuge des Grands Mulets.
Ce phénomène de recolonisation des marges glaciaires s’inscrit dans un processus plus large, étudié par de nombreux scientifiques : le verdissement des Alpes, dont on vous avait déjà parlé dans cet article. Dans un sens, on peut y voir un signal de vie : les écosystèmes se réinventent, évoluent et s’adaptent. Mais ces mots sont bien souvent employés sans que l’on comprenne vraiment ce qu’ils impliquent : “l’adaptation” des espèces est le fruit de longs processus évolutifs, dépendant de la diversité génétique, de pressions multiples, et du temps… un temps dont les espèces ne disposent plus toujours lorsque les conditions changent trop vite.
Il faut donc voir dans ces espaces toute l’ambivalence qu’ils incarnent : des milieux fragiles, et pour autant flexibles, des milieux menacés, bien que redoutables d’ingéniosité. Brad Carlson l’a résumé avec émotion lors de son intervention. Observer ces zones où se rencontrent glace, roche et végétation, c’est ressentir quelque chose de difficile à nommer : une beauté qui tient à la fois de la perte et de la persistance. Et peut-être est-ce là l’essentiel : dans ces espaces meurtris mais résilients, quelque chose continue de vivre, et cela suffit à nous rappeler pourquoi il est urgent de protéger ce qui reste, et de continuer à s’émerveiller du monde qui nous entoure.
Références bibliographiques
Abram, N., J.-P. Gattuso, A. Prakash, L. Cheng, M.P. Chidichimo, S. Crate, H. Enomoto, M. Garschagen, N. Gruber, S. Harper, E. Holland, R.M. Kudela, J. Rice, K. Steffen, and K. von Schuckmann: Framing and Context of the Report. In: IPCC Special Report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate [H.-O. Pörtner, D.C. Roberts, V. Masson-Delmotte, P. Zhai, M. Tignor, E. Poloczanska, K. Mintenbeck, A. Alegría, M. Nicolai, A. Okem, J. Petzold, B. Rama, N.M. Weyer (eds.)]. Cambridge University Press, Cambridge, UK and New York, NY, USA, pp. 73–129. https://doi.org/10.1017/9781009157964.003, 2019.
Bayle, A., Carlson, B. Z., Zimmer, A., Vallée, S., Rabatel, A., Cremonese, E., Filippa, G., Dentant, C., Randin, C., Mainetti, A., Roussel, E., Gascoin, S., Corenblit, D., and Choler, P.: Local environmental context drives heterogeneity of early succession dynamics in alpine glacier forefields. In: Biogeosciences, 20, 1649–1669, https://doi.org/10.5194/bg-20-1649-2023, 2023.
Connell J., Slatyer R., Mechanisms of succession in natural communities and their role in community stability and organization. In: The American Naturalist, 111, n°982, p.1119-1144, 1977.
Dussaillant, I., Hugonnet, R., Huss, M., Berthier, E., Bannwart, J., Paul, F., and Zemp, M.: Annual mass change of the world’s glaciers from 1976 to 2024 by temporal downscaling of satellite data with in situ observations. In: Earth Syst. Sci. Data, 17, 1977–2006, https://doi.org/10.5194/essd-17-1977-2025, 2025.
Gleick, P. H.: Water resources. In: Encyclopedia of Climate and Weather, ed. by S. H. Schneider, Oxford University Press, New York, vol. 2, pp. 817-823, 1996.
Huston M., Smith, T.: Plant Succession: Life History and Competition. In: The American Naturalist, vol. 30, no 2,, p. 168-198, DOI 10.1086/284704, 1987.
Horn H.: The ecology of secondary succession. In: Annu. Rev. Ecol. Syst., vol. 5, p. 25-37, DOI 10.1146/annurev.es.05.110174.000325, 1974.
Organisation des Nations Unies, Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau 2025 — Montagnes et Glaciers : des châteaux d’eau. UNESCO, Paris.






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